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La draperie sedanaise



Une activité textile fondée sur la laine cardée existe déjà à Sedan au XVIe siècle mais son importance est bien médiocre. il faut attendre le rattachement de la principauté au royaume de France en 1642 pour que débute véritablement l’industrie textile sedanaise, toujours spécialisée dans la laine cardée.

En juin 1646, un arrêt du Conseil d’État accorde à un marchand parisien, Nicolas Cadeau, le privilège de fabriquer "certains draps noirs et de toute autre couleur, façon à la manière de Hollande". Il s’agit de draps de luxe, en laine fine, très prisés à la cour du roi, dans le clergé et la magistrature, et que la France achetait jusque-là aux Pays-Bas ou en Espagne. Il faut dire qu’à l’époque domine la théorie mercantiliste, dont le plus célèbre représentant en France est le rémois Jean-Baptiste Colbert, qui estime que, la puissance d’un État se mesurant à sa richesse monétaire, il faut éviter le plus possible d’importer des produits étrangers comme l’explique alors un inspecteur des manufactures : "La manufacture de Sedan n’a été établie que pour fabriquer des draps façon de l’étranger pour pouvoir s’en passer et faire rester l’argent dans le royaume".

Nicolas Cadeau ne possède pas le monopole de la production du drap de Sedan mais le privilège royal lui donne deux avantages décisif. Ses produits sont dispensés du contrôle par la corporation des drapiers sedanais, ce qui fait gagner un temps précieux et donc de l’argent. Surtout, Nicolas Cadeau a le droit de faire figurer son privilège sur ses produits ce qui leur donne une garantie de qualité auprès des acheteurs. 

Nicolas Cadeau s'installe à Sedan dans le faubourg de la Cassine et fonde le Dijonval.

 


 


Plan du Dijonval en 1832  (Archives départementales des Ardennes)

 


Le Dijonval entre les deux guerres. Il est en activité comme on peut le voir à la fumée qui sort de la cheminée  (Archives départementales des Ardennes).

 

 Le Dijonval aujourd'hui (photo région Grand-Est).

Il ne reste rien du premier Dijonval  de Nicolas Cadeau. Les majestueux bâtiments que l'on peut admirer encore aujourd'hui datent de la seconde partie du XVIIIe siècle, alors que le Dijonval est passé aux mains de la famille Paignon depuis 1711 quand Nicolas-Jean Paignon l'a racheté au fils de Nicolas Cadeau, Jacques, pour la somme de 38 000 livres. En 1820, deux frères Paul-Alexandre et Pierre-Frédéric Bacot rachètent le Dijonval aux héritiers Paignon pour la somme de 130 000 francs. Ils y installent une machine à vapeur. La famille Bacot reste propriétaire du site jusqu'en 1922, date à laquelle elle le vend à plusieurs industriels du textile, dont le principal est M. Klein. Les activités du Dijonval cessent en 1958. Aujourd'hui les bâtiments ont été réhabilités.


En 1688, un autre fabricant, Denis Rousseau, ayant lui aussi reçu un privilège royal, installe sa  manufacture aux Gros-Chiens. 

 


 
 
Les Gros-Chiens au début du XXe siècle (Archives départementales des Ardennes)





et aujourd'hui (photo région Grand-Est).
 

 


Le bâtiment date de 1629. Il a été construit pour Henri de Lambermont, un maître de forges originaire de Liège. En 1688, Denis Rousseau l'achète, ainsi que des terrains et des bâtiments à l'arrière pour y installer sa manufacture de drap. dans le premier tiers du XIXe siècle,  la manufacture est démantelée et les bâtiments sont utilisés comme logements d'habitation.

 

Ces ensembles manufacturiers sont des "châteaux-usines", c'est à dire qu'ils comportent une partie noble, destinée à mettre en valeur le manufacturier, et une partie proprement industrielle. La construction se veut de grande qualité à l'image du drap de Sedan.

Les familles Rousseau et Paignon sont catholiques dans une ville dominée par les protestants jusqu’à la Révocation de l’Edit de Nantes. Mais, en 1741, le protestant Louis Labauche entre dans le petit groupe des manufacturiers à privilège, suivi en 1755 par un autre réformé, Abraham Poupart. La concurrence entre les deux familles catholiques et les deux familles protestantes crée d’ailleurs une émulation favorable à la croissance d'ensemble du textile sedanais. Ces quatre familles qui dominent très largement la draperie sedanaise, sont tout naturellement jalousées par les autres fabricants. Quelques uns usent même de subterfuges plus ou moins frauduleux, comme un certain Raulin qui, en 1783, s’associe avec un ancien soldat, sans aucune compétence dans le textile, mais qui a l’avantage de s’appeler Pagnon, dans l’espoir que les clients confondent avec le nom prestigieux des Paignon !

Trois grandes étapes interviennent dans la fabrication du drap de Sedan. Il y d’abord la préparation de la laine de mouton, importée principalement d’Espagne. De grande qualité, cette laine est chère et constitue presque la moitié du coût global de la fabrication du drap de Sedan. Elle doit être lavée et dégraissée. Il faut ensuite la filer et la tisser. Enfin, viennent les apprêts, comme la teinture et le tondage, qui sont des opérations délicates mais fondamentales car d’elles dépendent la qualité du produit fini. Aux XVIIe et au XVIIIe siècles, on est dans un système manufacturier où il n’existe pas d’usines au sens moderne du terme. La fabrication du drap de Sedan se partage selon deux espaces complémentaires. Le premier espace est celui de la fabrique où s'effectuent les opérations délicates et coûteuses qui se placent en début et en fin du processus de fabrication. Les préparations des laines nécessitent des matériels onéreux comme les lavoirs, les cuves ou les chaudières. Le fabricant cherche aussi à contrôler étroitement la fin du processus de fabrication avec la teinture et le tondage, car c’est là que le drap prend toute sa valeur. Le second espace, au milieu du processus de fabrication, regroupe le filage et le tissage de la laine. Ces activités ne se font pas au château-usine mais sont confiés à des façonniers individuels qui résident à Sedan et dans les campagnes environnantes car beaucoup de paysans filent ou tissent pour se faire un complément de revenus. Entre ces deux espaces existent d’incessants déplacements : il faut porter la laine préparée aux fileurs puis le fil aux tisseurs. A l’inverse, ces derniers doivent amener leur production à la fabrique pour qu’elle soit contrôlée et payée. 

Le système de la manufacture sedanaise connaît son apogée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, notamment en fabricant des draps de couleur plus recherchés dorénavant que ceux de couleur noire. Vers 1780, le textile donne du travail à 15 000 personnes, 5 000 à Sedan même et 10 000 dans les campagnes environnantes. La Révolution porte un coup d’arrêt à cette expansion. Elle abolit le système des privilèges royaux et une partie des élites d’Ancien Régime, grandes consommatrices du drap de Sedan, sont appauvries ou émigrent. A l’inverse, sous le Premier Empire et la Restauration, il y a une reprise et la draperie sedanaise semble retrouver tout son lustre, notamment avec Guilaume Ternaux et André Poupart de Neuflize, le petit-fils d'Abraham Poupart. 

 

 

 

 

Guillaume Ternaux (Archives départementales des Ardennes)
 


 

 

 

André Poupart de Neuflize en 1804

 

 

 

 

 

Mais la spectaculaire faillite de ces deux manufacturiers en 1830, va révéler  la fragilité du système sedanais.  A partir de cette date, le textile sedanais stagne malgré quelques réussites individuelles comme celle d'Elysée  de Montagnac.

 

 


 Elysée de Montagnac crée au milieu du XIXe siècle un velours de laine à qui il donne son nom et qui remporte un grand succès. l'entreprise, restée dans la famille Montagnac jusqu'en 1958, va fonctionner jusqu'à son dépôt de bilan en 1980.

 

 

La cause profonde de cette stagnation est une certaine inadaptation du système aux nouvelles conditions apparues avec la Révolution industrielle. Tout d’abord son organisation reste majoritairement traditionnelle et la mécanisation des activités ne se fait que lentement.

 


Le tissage de Torcy (un quartier de Sedan) au début du XXe siècle.  Le remplacement du métier à bras par le métier mécanique a été à la fois tardive et progressive puisque le tissage manuel ne disparaît totalement qu'après 1890. Cela a pour conséquence la ruine des tisserands ruraux qui fabriquaient à façon et a donc accéléré l'exode rural (Archives départementales des Ardennes).

 

Ensuite, les entreprises sedanaises sont souvent de petite taille et faiblement capitalisées. Beaucoup, n’ayant pas l’argent pour acheter leur propre machine à vapeur, louent les locaux et la force motrice des entreprises, comme le Dijonval, qui en possèdent. Enfin, fiers de la qualité de leurs tissus mais qui, lourds et chers, se vendent de moins en moins, les industriels sedanais ont du mal à s’adapter aux nouveaux désirs des consommateurs qui se tournent vers des produits plus légers et moins chers. A la Belle Époque, l’industrie textile sedanaise ne produit pas plus que dans les années 1840-1850. L’occupation allemande pendant les deux guerres mondiales, ainsi que la crise des années 1930, aggravent encore les choses. Après 1945, la disparition de l’industrie sedanaise est inéluctable. La plus grosse entreprise, la Société textile anonyme ardennaise, ferme ses portes en 1958, suivie de beaucoup d’autres dans les décennies suivantes. La dernière entreprise disparaît au début des années 1990 mettant définitivement fin à l’histoire du textile sedanais.





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