Reims berceau du succursalisme

 

 

 

 

 

 

En 1866, un modeste ouvrier tisseur du nom d’Étienne Lesage fonde « les Établissements économiques des sociétés mutuelles de la ville de Reims », une société mutualiste qui ouvre dans la foulée plusieurs épiceries. Les préoccupations sociales d’Étienne Lesage sont anciennes puisqu’il a déjà créé en 1849 une société mutuelle de prévoyance pour la retraite des vieux travailleurs, trop souvent condamnés à solliciter la charité publique ou à finir à l’hospice.


Au départ les Établissements économiques sont réservés exclusivement aux adhérents des sociétés mutuelles qui bénéficient de prix réduits sur leurs achats et, en fin d’année, d’une ristourne sur les bénéfices de la société. Mais après le décès d’Étienne Lesage, en 1868, les Établissements économiques vont s’ouvrir à des capitaux privés et devenir une société anonyme. Cependant, l’esprit mutualiste du créateur ne disparaît pas totalement puisqu’une partie du bénéfice de l’entreprise est redistribuée au personnel. Dans les années 1880 les Établissements économiques comptent 31 succursales, presque toutes situées à Reims.


Assez rapidement, d’autres Maisons à succursales multiples sont créées mais cette fois dans un esprit purement capitaliste. En 1887, cinq maisons rémoises d’épicerie en gros se regroupent pour créer la société des Docks Rémois-le Familistère.  Un peu plus tard naît Goulet-Turpin, dont l’histoire est celle d’une belle ascension sociale. A la base se trouve Modeste Goulet. Né en 1851 à Jonchery-sur-Suippe, d’ascendance très modeste, il part à Reims où il trouve à s’employer comme commis d’épicerie. En 1874 il se met à son compte en louant une épicerie rue du faubourg Cérès, l’actuelle avenue Jean Jaurès. La même année, il épouse Eugénie Turpin, elle aussi de milieu très modeste. L’épicerie prend alors le nom de Goulet-Turpin. En 1886, il ouvre trois premières succursales qu’il confie à des gérants : une dans l’Aisne, à Montaigu, et deux dans les Ardennes, à Poix-Terron et à Saulces-Montclin. Puis de nombreuses autres succursales vont voir le jour. En 1897, Edouard Mignot fonde les Comptoirs Français dont le capital lui appartient en propre, à la différence des Docks Rémois et de Goulet-Turpin qui sont des sociétés par actions.


Le fonctionnement des Maisons à succursales multiples repose sur quelques grands principes. Chaque succursale doit vendre uniquement les produits sélectionnés par la maison-mère et stockés dans ses entrepôts de Reims. En ce qui concerne les Docks Rémois, leurs premiers entrepôts se situent boulevard Roederer puis, en 1908, ils construisent rue Léon Faucher au petit Betheny, de vastes entrepôts qui occupent une superficie de 5 hectares et emploient 1 300 personnes. Les entrepôts rémois de Goulet- Turpin sont, eux, situés rue de Courcelles. 

 


 Les entrepôts des Docks Rémois rue Léon Faucher à la veille de la Première Guerre mondiale (Bibliothèque municipale de Reims)


Les produits vendus sont très variés : de l’alimentation mais aussi des boissons, des vêtements, de la bonneterie, des chaussures, des produits d’hygiène et de droguerie, du charbon. Au départ uniquement commerçants, les Docks Rémois, et dans une moindre mesure Goulet-Turpin, deviennent par la suite des industriels en se mettant à fabriquer certains des produits qu’ils vendent. Comme les entreprises succursalistes achètent en très grandes quantités, elle peuvent offrir des prix nettement plus bas que le commerce traditionnel. Enfin, la clientèle est fidélisée par un système de points-cadeaux. Les Maisons rémoises à succursales multiples rencontrent un exceptionnel succès et rayonnent sur tout le Nord-est de la France. En 1914, les Docks Rémois gèrent 869 succursales réparties sur 13 départements et qui servent un million de consommateurs chaque jour. A la même date, les Comptoirs Français comptent 642 succursales réparties sur 19 départements et Goulet-Turpin en possède 304.



Place Saint-Timothée : succursale de la Société Rémoise de l’Épicerie (Archives municipales et communautaires de Reims)


Pendant la Première Guerre mondiale les dépôts situés à Reims sont détruits par les bombardements, ce qui oblige les Maisons à succursales multiples à s’adapter. Les Docks Rémois se replient sur leur dépôt de Pantin, en région parisienne, qu'ils avaient ouvert avant-guerre. Les entrepôts de Goulet-Turpin sont, eux, transférés d’abord à Epernay puis à Montereau. A Reims même, 80 % des succursales sont hors d’état de fonctionner. Cependant, après la guerre, le succursalisme rémois reprend son essor. Les Docks Rémois rebâtissent leurs succursales sur des plans standardisés établis par l’architecte rémois Pol Gosset. Leurs entrepôts de la rue Léon Faucher sont reconstruits et agrandis. Ils occupent désormais 11 hectares et emploient 2 000 personnes. Un nouveau siège social, inauguré en 1928, est édifié à l’angle des rues de Vesle et de Talleyrand. Goulet-Turpin augmente aussi le nombre de ses succursales et s’installe à Paris et en région parisienne. Au milieu des années 1930, jamais le nombre de succursales n’a été aussi élevé. En 1936, les Comptoirs Français ont 1 268 succursales, les Docks Rémois 1 250, Goulet-Turpin 700 et les Établissements Économiques 450.


Malheureusement, après la Seconde Guerre mondiale, le modèle succursaliste est progressivement mis en difficulté avec le développement des supermarchés dans les années 1950, puis celui des hypermarchés, encore plus vastes, dans les années 1960. Certes, dans un premier temps, il n’est pas totalement hors course. A Reims le premier supermarché émane d’une société succursaliste locale puisqu’il s’agit du Radar du quartier Wilson, ouvert en 1968 par les Docks Rémois. L’année suivante, en 1969, sont ouverts deux hypermarchés qui sont encore à l’initiative de sociétés succursalistes rémoises, La Montagne implantée à Cormontreuil par les Comptoirs Français et le Goulet Express Marché, le GEM, ouvert àTinqueux par Goulet-Turpin. 


 

ouverture du Goulet Express Marché de Tinqueux, octobre 1969 (coll.part.)

Tout en béton, le GEM est construit par l'architecte Claude Parent. L'ensemble est conçu selon une forme en V dont les deux ailes encadrent un parking prévu pour 1800 voitures. Les façades sont en béton brut rainuré de lignes obliques et au-dessus de l'entrée monumentale s'inscrit le logo GEM en lettres orange. Au total l’ensemble couvre 23 000 m², 10 000 pour l’hypermarché, 7 000 pour les espaces de stockage et 6 000 pour les 35 boutiques de la galerie marchande, la première de ce type à Reims.

Mais ces créations sont très inférieures en nombre à celles des nouveaux concurrents que sont Carrefour ou Continent. Surtout, le cœur de leur activité, les succursales, est touché par ces nouvelles formes de commerce qui détournent la clientèle des magasins de proximité. Les succursales ferment les unes après les autres. La situation financière du succursalisme devient progressivement intenable. En 1984, Radar est cédé à Cora et ce qui reste des Docks Rémois disparaît en 1988. Les bâtiments de la rue Léon Faucher et celui de la rue de Vesle sont vendus. Quant aux quelques supermarchés et hyper-marchés de Goulet-Turpin, ils sont rachetés par le groupe Promodès et ses enseignes Champion et Continent, elles-mêmes rachetées plus tard par Carrefour. Quant à La Montagne, elle est reprise par Cora. Ainsi disparaît une innovation commerciale dont Reims peut être considérée comme le berceau.


Du fait de la disparition des groupes succursalistes rémois, les hypermarchés suivants sont issus directement de chaînes nationales. En 1978, est ouvert route de Cernay par le groupe Promodès un Continent qui passe ensuite sous l’emblème de Carrefour. Leclerc ouvre à Reims deux établissements, le premier, en 1985, à Champfleury et le second, en 1993, à Saint-Brice Courcelles. Entre-temps, en 1992, un second Cora est ouvert à la Neuvillette. Toutes ces ouvertures vont entraîner une certaine saturation commerciale puisque l’agglomération rémoise compte par habitant deux fois plus de m² d’hypermarché que la moyenne française. Elles ont aussi fait s’effondrer la part du centre-ville dans le commerce qui est passée de 60 % en 1974 à seulement 20 % à la fin des années 1990.