La viticulture en Champagne, du vin tranquille au vin effervescent

 


 

 

On sait aujourd’hui que si la culture de la vigne a été importée en Gaule méridionale dès le début du VIe siècle avant Jésus-Christ par les colons grecs de Marseille, ce n’est que beaucoup plus tard, aux Ve et VIe siècles après Jésus-Christ, qu’elle a gagné la partie septentrionale de la Gaule et donc la Champagne.

 

Le premier texte qui atteste de l’existence de vignobles dans notre région est le Testament de Saint Remi, datant de 532, par lequel l’évêque lègue à l’Église de Reims des vignobles situés dans les faubourgs de la ville et dans ses environs.



 Saint Remi, allongé dans son lit les mains jointes, dicte à un clerc son testament (tapisserie de la première moitié du XVIe siècle, musée Saint-Remi, Reims)


A cette époque, pour les nobles et les évêques, le vin est source de revenus et de prestige. Trois siècles plus tard plus tard, le Polyptique de l’Abbaye de Saint-Remi qui recense les propriétés de l’abbaye permet d’identifier plusieurs paroisses viticoles : Beine, Courtisols, Crugny, Gueux, Hermonville, Louvercy, Muizon, Rilly-la-Montagne, Sacy, Taissy, Treslon. C’est la région de Reims qui possède la plus forte densité de vignobles, suivie par celle d’Épernay, et, loin derrière, par celles de Châlons-sur-Marne, Sainte-Menehould, Vitry-le-François et Sézanne. 

 


La taille de la vigne, miniature extraite du Psautier cistercien, milieu du XIIIe siècle (Bibliothèque municipale de Besançon).

 

Durant tout le Moyen-Age le vin demeure un produit de luxe, accessible seulement à la noblesse, au clergé et, à la fin de la période, à une bourgeoisie qui s’enrichit dans la fabrication et le commerce des draps. Cependant si les vins de la Champagne commencent à être commercialisés en dehors de la région, leur notoriété n’est pas encore bien établie. Parfois les temps sont difficiles. Aux XIVe et XVe siècles c'est la grande peste noire et la guerre de Cent Ans, au XVIe siècle les guerres de religion. Mais après chaque épreuve les vignes endommagées ou abandonnées sont reconstituées et de nouvelles sont plantées. Les vins de Champagne sont alors des vins dits tranquilles, c’est à dire non effervescents et on trouve indifféremment des vins blancs, peu estimés, et des vins rouges qui l’emportent largement en volume global. 

 

Le vin rouge de Champagne à cette époque possède une couleur dite œil-de-perdrix, intermédiaire entre le rosé et le rouge et semblable à celle du flacon figurant dans le tableau de Georges de La Tour, Le Tricheur à l'as de carreau, peint vers 1640 et conservé au Musée du Louvre.

 

Au XVIIe siècle les Champenois trouvent le moyen d’utiliser leurs raisins noirs pour faire des vins blancs très supérieurs en qualité à ceux qu’ils avaient l’habitude de produire avec leurs raisins blancs. Ce vin est appelé vin gris pour le distinguer de celui fait avec les raisins blancs et il rencontre un grand succès. Mais à la fin du XVIIe siècle la Champagne ne possède pas encore sa future spécificité, les vins mousseux.

Le passage du vin de Champagne tranquille au champagne effervescent qui constitue une véritable révolution œnologique a lieu au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Le champagne effervescent n’a pas vraiment d’inventeur, contrairement à la légende qui l'attribue à Dom Pérignon, mais il est la conséquence de nouvelles techniques de vinification et d’embouteillage apparues en Champagne à la fin du XVIIe siècle.

On sait depuis toujours que les vins ont une tendance naturelle à mousser, en raison de l’action du gaz carbonique dont ils peuvent être plus ou moins chargés. En outre, si la fermentation commencée en tonneau se termine dans une bouteille fermée, le gaz carbonique ne peut plus s’échapper. Il y a alors une prise de mousse spontanée. Or, à la fin du XVIIe siècle les vins de Champagne présentent tous les caractères de vins aptes à bien mousser. Le climat y est plus froid que dans les vignobles méridionaux. Il en résulte que les raisins sont le plus souvent cueillis avant d’avoir atteint leur complète maturité ce qui facilite la prise de mousse. En outre, les vins blancs provenant de raisins noirs, autrement dit le vin gris de l’époque, conservent en fin de fermentation plus de sucre que ceux issus de raisins blancs. À partir du moment où on dispose de bouteilles solides, avec des bouchons étanches, il est normal qu’une mousse apparaisse dans celles remplies de vin gris. On peut penser que le vin mousse en Champagne depuis les environs de 1695 mais ce n’est que vers 1725 que l’on commence à l'évoquer. A ce moment les vins tranquilles dominent encore largement mais le champagne effervescent est celui dont on parle car il devient progressivement le vin des classes privilégiées, en France mais aussi à l’étranger.

 


Le déjeuner d’huîtres, tableau peint en 1735 par Jean-François de Troy. On y reconnaît la forme traditionnelle et le bouchon particulier des flacons de champagne de l’époque (Musée Condé, Château de Chantilly).

En outre, il se crée des maisons de commerce qui, dès leur fondation, font de l’élaboration du vin effervescent leur activité principale. On voit ainsi apparaître à Épernay Chanoine en 1730, Moët en 1743 ; à Reims Ruinart en 1729, Fourneaux en 1734, Vander-Veken (Abelé) en 1757, Delamotte en 1760, Dubois et Fils en 1765, Clicquot en 1772, Heidsieck en 1785 ; à Châlons Jacquesson en 1798.

 

Nicolas Ruinart, fondateur en 1729 de la première maison de Champagne.

Mais à la fin du XVIIIe siècle la production et les expéditions du champagne effervescent sont encore très faibles et sans commune mesure avec sa célébrité. Il faut dire que, techniquement, on maîtrise mal sa production. Le gros problème est celui de l’explosion des bouteilles due à une trop forte pression du gaz carbonique. Cette casse, qui peut atteindre jusqu’à la moitié des bouteilles, est le cauchemar du producteur de vin mousseux. Il faudra attendre que les verriers mettent au point des bouteilles plus épaisses pour que la situation s’améliore. S’ajoutant à la casse, un phénomène désagréable déconcerte le producteur de vin mousseux, c’est la présence dans la bouteille d’un dépôt qui trouble le vin et dont on ignore alors la cause. On ne sait pas non plus comment s’en débarrasser sans perdre le gaz carbonique. C’est seulement au XIXe siècle qu’on trouvera le moyen de résoudre d’une manière satisfaisante ce problème. Enfin le champagne effervescent exige des bouchons en liège, seul matériau compatible avec les pressions élevées à l’intérieur des bouteilles. L’Espagne, qui en est le principal producteur en a le monopole jusque dans les années 1740 quand des bouchonniers catalans s’installent en Champagne. Tout cela explique que c’est seulement au XIXe que le vin effervescent supplantera progressivement les vins tranquilles. 

A la fin de l'Ancien Régime, le clergé demeure encore le principal propriétaire de vignes, suivi dans une moindre mesure par la noblesse. Mais cette situation est profondément modifiée par la Révolution qui dépouille de leurs biens la noblesse et le clergé. C’est surtout la bourgeoisie qui en profite en achetant les biens nationaux les plus intéressants, se constituant, à peu de frais, des domaines dont l’étendue contraste avec l’exiguïté des propriétés des petits vignerons.